Dans un monde où les aventuriers arpentent des donjons à la recherche de gloire et de richesses, une rencontre inattendue bouleverse les certitudes établies. Beast King and Medicinal Herb, scénarisé par Tatsukazu Konda et illustré par Asahi Sakano, est un manga de fantasy mêlant aventure, action et drame.
Publié au Japon en 2023 dans le magazine Ura Sunday et sur l’application Manga One des éditions Shôgakukan, il compte actuellement quatre tomes. En France, les éditions Doki-Doki ont débuté sa publication le 2 avril 2025, avec un prix de vente de 7,95€ par volume.
Recommandé par Kanehito Yamada, le scénariste de Frieren, ce manga propose une réflexion sur la nature du bien et du mal à travers la relation entre une jeune aventurière et un roi démon autrefois redouté. Mais cette alliance improbable parvient-elle à renouveler le genre, ou se perd-elle dans les méandres des clichés habituels ?
Un roi déchu, une herboriste brisée
L’histoire de Beast King and Medicinal Herb ne commence pas dans l’ascension, mais dans la chute. Tina, une aventurière de rang C, s’écroule grièvement blessée dans les profondeurs d’un donjon isolé. Elle ne survit pas grâce à un miracle, mais grâce à celui que les hommes nommaient autrefois démon : Galon, le Roi Bête, supposé avoir péri sous l’épée d’un héros il y a des siècles. Débute alors une étrange cohabitation entre un monstre reclus et une humaine en quête de rédemption, une lente négociation entre deux formes de solitude.
Ce qui aurait pu n’être qu’une variation sur le thème de « la belle et la bête » prend ici une tournure plus amère. Galon n’est pas un prince déchu, il est un roi en ruine, rongé par les siècles, par la douleur, par l’oubli. Tina, quant à elle, ne joue pas la victime angélique. C’est une survivante, mais surtout une soigneuse, désormais formée à l’herboristerie, qui reconnaît la souffrance là où d’autres ne verraient qu’un ennemi. Il n’y a pas de séduction entre eux. Il y a un pacte de soins, un partage de traumatismes.
Leur relation évolue avec lenteur, sans grand bouleversement scénaristique — et c’est justement ce qui la rend crédible. On ne sort pas du désespoir par des flashbacks héroïques, mais par des gestes répétitifs : nettoyer une plaie, broyer une racine, apprendre à regarder l’autre sans peur. Chaque chapitre dévoile un peu plus de leur passé, et surtout de leurs blessures : physiques, morales, sociales. Galon est pourchassé par son statut de monstre, Tina par ses erreurs d’aventurière inexpérimentée. Tous deux sont des laissés-pour-compte dans un monde qui ne veut plus d’eux.
Le manga se distingue par sa capacité à ne pas tomber dans la simplification manichéenne. Les humains sont lâches, violents, cupides. Les monstres, parfois, sont protecteurs, rationnels, lucides. Il n’y a pas de camp du bien ici, seulement des gens qui essayent de continuer.
Mais si la dynamique centrale fonctionne, les personnages secondaires peinent pour l’instant à exister. Introduits de manière fonctionnelle — un marchand, une troupe d’aventuriers, un ancien allié de Galon — ils manquent d’épaisseur et semblent davantage servir de levier narratif que de figures à part entière. Ce défaut est d’autant plus visible que le manga mise sur la lenteur, et donc sur la profondeur des liens plutôt que sur l’action.
Heureusement, les deux piliers du récit — Galon et Tina — tiennent fermement l’ensemble, portés par une écriture sobre, jamais lacrymale, toujours digne. Il n’est pas ici question de romance ni de vengeance. Il est question de continuer à respirer, malgré les cicatrices.
Le trait d’Asahi Sakano ne cherche pas à épater par la densité. Il impose plutôt une sobriété expressive, un style tout en économie, capable de faire respirer la case sans la saturer. Dans Beast King and Medicinal Herb, l’espace vide a autant d’importance que les figures : c’est un manga de silences, d’attentes, de respirations, et le dessin épouse cette lenteur avec une justesse rare.
Les visages, à première vue simples, révèlent une expressivité subtile : Galon, tout en masse et lignes brisées, devient peu à peu moins effrayant sans que son design change — uniquement par l’usage du cadrage, des regards en coin, du placement de ses griffes ou de la courbure de son dos. Tina, quant à elle, conserve une silhouette modeste, sans fioriture, mais gagne en présence au fil des chapitres : le soin qu’elle porte, elle le reçoit graphiquement, à mesure que le trait devient plus assuré, plus ancré.
La mise en page reste classique, presque discrète. Pas d’expérimentations spectaculaires ici, mais une régularité qui évite l’effet vitrine. Ce qui compte, ce n’est pas la rupture de rythme : c’est la cohérence du ton. Les séquences d’action sont rares, parfois un peu rigides dans leur chorégraphie, mais toujours au service de l’émotion plutôt que du spectacle. Une attaque, dans ce monde, n’est jamais gratuite. Elle brise quelque chose. Le calme, l’intimité, l’effort de paix.
Mais ce qui singularise surtout le manga, c’est la manière dont les éléments naturels prennent forme. Les herbes médicinales, les racines, les champignons, les fioles… Tous les objets liés au soin sont dessinés avec une précision quasi documentaire. Chaque plante a une texture, un poids, un volume. Le végétal devient un personnage secondaire — source de remède ou de poison, parfois même de mémoire. Cette minutie visuelle ancre le récit dans une matière concrète, comme si la fantasy devait d’abord passer par le toucher.
Toutefois, quelques faiblesses sont à noter. Certains décors manquent de finition, en particulier les arrière-plans intérieurs ou les zones de transition. L’univers reste graphiquement pauvre en diversité architecturale, et certains ennemis ou aventuriers rencontrés présentent des designs convenus, voire génériques. Le travail du noir et blanc, bien que lisible, gagnerait à oser davantage de contrastes dans les moments émotionnels clés.
Mais malgré ces réserves, Beast King and Medicinal Herb affirme une personnalité graphique rare : modeste, tactile, attachée à l’invisible. Un dessin qui, sans briller, éclaire doucement l’espace fragile entre deux êtres cabossés.
Médecine des âmes, cicatrices en héritage
Le soin n’est pas un outil narratif dans Beast King and Medicinal Herb. C’est son langage principal. Tout passe par lui : la relation entre Tina et Galon, la mise en tension du récit, la révélation de l’intime. Le corps blessé devient ici lieu de dialogue, un terrain de confiance plus sincère que n’importe quel discours. Et cette médecine, loin d’être un gimmick de fantasy, est traitée comme un acte politique et poétique à la fois.
Tina ne soigne pas pour obtenir. Elle soigne pour continuer. Ses gestes, d’abord professionnels, deviennent au fil du récit des rituels de reconnaissance, des tentatives fragiles de dire : « je te vois ». Galon, quant à lui, accepte d’être vulnérable, non pas par faiblesse, mais parce que la douleur est le seul terrain qu’il lui reste pour être humain. Dans ce monde où les aventuriers tuent par habitude, le soin devient un acte de résistance : une manière de ne pas devenir machine à violence.
Cette symbolique s’étend à tout le récit. Les plantes ne sont pas des objets utilitaires, mais des fragments d’histoire, souvent liés à la mémoire d’un lieu, d’un mort, d’un choix. L’herboristerie devient une forme de cartographie émotionnelle : chaque racine arrachée fait ressurgir un écho, une faille, une vérité tue. Il ne s’agit pas de magie, mais d’un savoir ancien, transmis, effacé, récupéré. Le végétal soigne autant qu’il rappelle.
Et cette mémoire corporelle est au cœur du manga. Tina porte ses erreurs dans ses mains, dans ses tremblements. Galon, lui, dans ses cicatrices, visibles ou non. Le passé ne revient pas par flashback. Il revient par les conséquences. Et c’est ce choix narratif qui donne au manga sa puissance : rien ne se règle, rien ne se ferme. Mais tout peut être recousu — lentement, partiellement.
Beast King and Medicinal Herb n’est donc pas une quête, ni un huis clos. C’est un espace de réparation. Et dans un genre qui privilégie souvent la violence, ce soin devient révolutionnaire.